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Nouvelles du monde

Tous les hommes

Il fait beau et c’est l’été. Enfin, un presque été. Un été où il fait un peu gris, mais quand même. C’est l’été. Les femmes sont belles. Elles le sont l’hiver aussi. Mais on entend ça l’été à la terrasse des cafés. « L’été, les filles sont belles. » Ça veut dire quoi ? Que les filles sont belles en fonction de la taille de leur jupe ou au nombre de centimètres carrés de peau montrée. D’une certaine façon oui. Les femmes sont belles si elles sont sexy. Si les hommes, certains hommes, les trouve sexy. Selon des critères apparents reconnus comme tels, estampillés, jambes, fesses et décolleté. L’hiver pour compenser, c’est bien d’opter pour le slim, talons aiguilles et col V. J’ai eu un amant comme ça. Il était comme ça. Dans ces critères-là. Il ne me l’a jamais dit comme ça. C’était insidieux, ça l’est toujours, le machisme, l’emprise, la domination. Sournois. Le slim t’irait si bien. Je n’ai pas compris sur le moment. C’est après. Après, je ne savais plus comment m’habiller. J’aime le confort et pas trop les clichés. Je crois que la féminité est ailleurs que dans les critères estampillés. Même pour celles qui portent la minie en toute liberté.

Et, en ce jour d’été, je suis en jean, boots et tee-shirt. Je passe à côté de mon café. Mon QG. L’Italien style café. Je m’arrête une seconde. Bises de rigueur. Farid, le cuisinier est de sortie. Farid. On a commencé par s’engueuler. Après, il m’a dragué. Pas mon style. On est resté bons amis. Je le vois de loin, je lui souris. Il me regarde. Il me regarde ? Il me soupèse, me détaille de haut en bas, m’évalue. Je l’embrasse, une bise en passant donc, sur ma lancée. Quand même déroutée par ce regard qui m’a déshabillé. D’un coup, je suis gênée. Il enchaîne et me dit que je suis la plus belle, la « mannequin » du quartier. Dis plutôt que tu as envie de me sauter. Ça ne me vient pas comme ça, pas tout de suite. Non, ça m’est venu bien après. Sur le moment, je suis un peu tétanisée. Je ricane bêtement, mais non enfin, mais si. Pour un peu, je dirais merci. Il rentre. Je commande mon café. Je me demande un instant si mon jean est trop moulant ? Ou si c’est moi. Moi qui suis trop moulée ? Je me dégoûte un peu. Je n’aime pas le goût de mon café. Je le prends debout. Prête à partir. A détaler. A me carapater. Cacher dans un trou de souris. C’est fou l’effet que ce genre de compliment salissant fait. Inversion insensée.

À ce moment-là, David, un autre habitué de mon QG, regarde une fille passer. Il la regarde ? Non, il la mate, il la jauge, il la soupèse. Et il a le culot de me prendre à parti. Elle est belle hein. Elle est belle. Hein. Oui mon pote, toutes les femmes sont belles et certaines sont salies. Par ton regard. Par ce genre de regard. Un sale regard. Cette fois, je ne rigole pas. C’est plus facile, il ne s’agit pas de moi. Tu as vu comment tu l’as regardée ? Et là, c’était parti. Mais quoi, j’ai dit que je la trouvais belle. Elle n’a même pas vu que je la regardais. Vous les femmes. Nous y voilà. Vous les femmes, vous voulez qu’on vous trouve belles, et après vous ne voulez pas qu’on vous regarde. Mais connard, tu ne la regardes pas, tu la mets dans ton lit. Pour toi, belle ne veut pas dire jolie, même pas sexy, mais bonne. Bonne à baiser. Réduite à un objet. Même de désir. Ce regard-là se croit tout permis. Il insiste. Vous les femmes, vous voulez changer les hommes. Les hommes sont comme ça. Voila. Non, mais je rêve, connard. Non, tous les hommes ne sont pas comme ça. Non, tous les hommes ne sont pas des violeurs en puissance. Si ce n’est dans leurs actes, dans leurs regards, leur désir imposé. Non, tous les hommes ne confondent pas belle et bonne. Bonne à baiser. Bandante. Qui me fait bander. David oui. Pour me convaincre, il me dit d’ailleurs cette phrase insensée. Je n’ai même pas bandé. Je n’ai même pas bandé ? Comme une excuse ? Un regret ? Je me tais. Parce que c’est mon quartier. Mon QG. Laisse tomber. Il insiste. Laisse tomber. Je ne veux pas parler de ça.

Je laisse tomber, je fini mon café. Qui a un sale goût. Je veux rentrer. Même, mon QG n’est pas sécurisé. Mais non, ce n’est pas terminé. Il y a des jours comme ça.

Un autre homme arrive, rejoint David, qui n’en a pas fini. Il veut y retourner, en découdre, avoir raison, ça va sans doute avec son sale regard, ce besoin de dominer. Il prend son pote à témoin avec un petit sourire vicieux au coin des lèvres. Les femmes sont toutes féministes hein. Féministes ? Mais connard, parce qu’il le faut bien, parce que ton petit regard vicieux, comme ton sourire, ta manière de me parler, me salie, m’abîme. Je suis féministe parce que tu me voles ma féminité. Et qu’en plus, tu voudrais me faire croire que tous les hommes sont comme toi. Certainement pas. Tous les hommes ne sont pas comme toi. Mais toutes les femmes sont comme moi, en talon aiguille ou pas, salie, abîmée, par ton regard. Son pote est féministe. Et alors on peut être féministe et regarder, mater, soupeser. Laisse tomber. Je vais payer mon café. Qui avait un sale goût. J’ai un goût amer dans la bouche. Laisse tomber. Je sors. Je repasse devant eux. David et son pote. Sourire. Au revoir. Au revoir. J’aime beaucoup tes fesses. Pardon ? Qu’est-ce que tu dis ? J’aime beaucoup tes fesses. Le mec mate mon cul. Se lèche les babines. J’aime beaucoup tes fesses. Ça amuse beaucoup David. J’aime beaucoup tes fesses. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Réflexe. Terrifiante pensée. Mon jean. C’est mon jean. Je ne le mettrais plus. Soumission. Peur. Avilissement. Culpabilité. Je suis sidérée. Et puis non. Colère. Agacement. Fierté. Conviction. Assurance. Certitude que la vie est autrement. Que tous les hommes ne sont pas comme ça. Que le sexisme est une violence sans nom. Que je me sens violée dans mon droit à être dans toute ma féminité sans être emmerdée. Alors, je me retourne. J’aime beaucoup tes fesses. Je le regarde. Mais pas dans les yeux. Je le regarde au niveau de son entre jambe. Non, pas terrible. Il ne comprend pas. Je continue à le regarder à cet endroit de son intimité. Non, vraiment pas terrible. David ricane bêtement. Je me dis que c’est un peu gagné. L’autre comprend. Il ricane bêtement à son tour. Ne sais pas quoi répondre. Je me détourne. C’est dommage, vraiment dommage d’en arriver là.

Je rentre chez moi. Je respire. Enfin en sécurité. Je me repose la question de mon jean. Jusqu’où va se nicher la culpabilité. Et même celle de mon café. Mon QG. Soudain zone de guerre. Lieu non protégé. Je me dis que oui parfois c’est la guerre. Entre les hommes et les femmes. Que certains hommes détestent les femmes. Et que non, tous les hommes ne sont pas comme ça. Certains. Une minorité. Le problème, c’est qu’elle fait du bruit. Cette minorité. Elle fait du bruit et elle fait mal. Aux femmes et aux hommes. Et soudain. Ça me vient. J’aurais dû lui dire, lui répondre, j’aime pas ta bite. Il m’a dit j’aime tes fesses. J’ai dû lui dire, j’aime pas ta bite. Je souris. Je ferais ça la prochaine fois. Je vais remettre mon jean. Je vais retourner dans mon café. Même pas protégé. Je saurais me protéger. Non tous les hommes ne sont pas comme ça.

« La seule façon de traiter avec un monde non libre est de devenir si absolument libre que votre existence même est un acte de rébellion. »

Albert Camus