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Nouvelles du monde

L’orient-tentation

Un samedi studieux en post synchro. La révolution. Un film. Sur la révolution. C’est bien ces journées de post synchro. Depuis des années j’y croise des amis. Pas forcément des gens que je vois en dehors, à l’air libre, dans la vraie vie. Pas forcément des gens avec qui je vais dîner. Mais des gens avec qui j’aime partager ces journées. Avec qui j’aime discuter, raconter, créer, habiller, des films français. On se connaît bien, on est toujours contents de se retrouver. Joindre l’utile à l’agréable, on est plutôt payés à être avec des potes et à rigoler. Et le travail est toujours bien fait. J’ai toujours l’impression d’être payée à m’amuser. À faire la révolution. Un comble. Une joie. Les joies de mon métier. Jouer. Pour cette journée, nous sommes une trentaine, je n’ai pas compté. C’est beaucoup. C’est chargé. Il y a des visages inconnus et des visages connus, ceux qu’on voit toujours et ceux qu’on ne voit presque jamais. Il est l’un de ceux-là. Un de ceux qu’on ne voit presque jamais. Je ne le vois jamais en dehors, à l’air libre, dans la vraie vie, pas dans le noir d’un studio, d’un micro. Il est aussi l’un de ceux que je reconnais. Ça m’arrive quelques fois, je sens, je sais, que cet homme m’est familier. Celui-ci donc et d’autres. Et des femmes aussi. Je les appelle mes petits cailloux. Je ne sais pas quoi, ni où, ni quand, ni comment, ni pourquoi c’est fait, la rencontre se fait, mais je sais, je reconnais le familier. La croyance que ces hommes, ces femmes, ont quelque chose à voir avec moi. Avec mon histoire. Il est l’un de ceux que je reconnais donc. On se connaît depuis des années. On a un peu parlé, de nos vies, de nos envies. On se renifle. Il dira plus tard on se respire, c’est joli. On vient de se rencontrer sur le terrain de la formation. Une autre casquette, un autre monde. On vient de se dire qu’on aimerait bien travailler ensemble. Enfin, plutôt, je viens de lui dire que j’aimerais bien travailler avec lui. Il met en place un cycle de formation au Maroc. Dans la banlieue de Marrakech. Une nouvelle ville. Une ville verte. Ça me tente. Et tu sais, le Maroc, c’est là où je veux adopter, alors c’est bien, c’est un lien, ça a du sens. Non. Il ne savait pas. Que je voulais adopter. Viens voir mes rencontres. Je parle de ça. Rhamsa. Mon enfant. L’enfant que je voulais adopter. Qui a été adopté. Dans sa famille. Rhamsa, ma rencontre de destin. Cet endroit, ces moments, où tu sais que tu fais partie d’un monde bien plus grand que toi. Surtout moi. Je suis une spécialiste de ça.

Voilà à quoi on a passé la matinée entre deux « A mort le traitre. » « Silence les marquis. » La révolution quoi. Et puis, comme ça, à la pause déjeuner, je ne sais pas pourquoi, ah si je sais pourquoi, je parle de l’Égypte. Je suis égyptienne. Moitié égyptienne. Du Caire. Par ma mère. Je sais pourquoi j’ai parlé de ça. C’est parce qu’un autre de ces amis, partenaire de jeu, de vie, me demandais pourquoi le Maroc ? Pour l’adoption. Décidément, j’en parle beaucoup, ça me travaille, l’adoption. Pourquoi le Maroc ? Par mesure de simplicité, je suis célibataire et c’est un des très rares pays où on peut encore adopter en indépendante sans passer par une OAA. Organisme Agréé pour l’Adoption. Et pour moi, les OAA, déjà il y a 6 ans, ce n’était pas l’idée alors, maintenant, autant oublier. C’est non. Non, j’ai l’agrément pour adopter mais je ne suis pas agréé par les organismes. Ça ressemble à ma vie quand j’y pense. Voilà, le Maroc c’est pour ça. L’indépendance. Je réfléchis une seconde et puis je dis, c’est parce que ma mère aussi. C’est parce que ma mère aussi. Le Maroc. L’adoption ? Ma mère était égyptienne. Il y a un rapport. Le Maroc, c’est familier, proche. Je retourne chez ma mère. Je dis à cet homme que je connais à peine, la vérité, de ce que je sais. Quand je décide de raconter, je raconte vraiment. Ce qu’il y a derrière les apparences, les hasards qui n’en sont pas. Et cet ami, le premier, celui de la formation, se retourne vers moi et me dis l’air étonné, tu es égyptienne ? Oui à moitié. Ma mère. Ah d’où ? Du Caire, pourquoi ? Tu me l’avais déjà dit ? Non. Je ne sais pas. Tu ne savais pas ? Non. Tu ne m’en as jamais parlé. Non ? Non. Ah bon. Peut-être. Enfin, je ne sais pas. Drôle d’échange qui précède un étrange silence. Non, parce que moi je suis égyptien et adopté. Non. Mais si. Voilà, c’est pour ça qu’on se renifle comme ça. Je dis renifle parce que je dis souvent que les inconscients se reniflent. Les affinités souterraines. Ce qui nous dépasse, nous traverse. Au-delà. Je dis ça à l’autre ami, celui qui me demandais pourquoi le Maroc et qui, sans doute un peu dépassé par ce qui était en train de se passer, m’a répondu, je vais chercher un éclair au chocolat. Ok. Je me retourne vers mon ami, l’égyptien adopté donc. Il me dit, oui, c’est pour ça qu’on se respire. C’est joli.

Il est né à Genève d’un père, en tout cas, ici, il s’agit d’une histoire de père, égyptien et chrétien. Pas copte précise-t-il. Ah, très bien. Il a été abandonné mais avec une condition. Il devait être adopté par un homme, un père, égyptien chrétien. C’est ce qui s’est passé. Son père est d’Alexandrie. Chrétien. Ma mère était du Caire. Juive. Juive du Caire. Le Maroc. Une histoire de mère. Tu as des connexions encore là-bas ? Non. Non ma mère est arrivée en 56. Et ils étaient d’où ? D’où ? Oui, Italiens, espagnols, les égyptiens avaient d’autres origines. Apparemment. Il en sait plus que moi. D’où alors ? Ma famille, la famille de mon grand-père était une famille d’Égypte, une famille qui n’avait jamais bougée. Jamais. Avant 56. Le canal de Suez. La dernière diaspora juive. Et de quel milieu ? Bien. Fortuné. Mon arrière-grand-
père tenait le casino du Caire je crois. Et il avait des plantations de cannes à sucre. Je dis je crois. Je ne sais pas. Il en sait plus que moi. Elle parlait français dans sa famille. Ma mère. Il enchaine, oui, et italien dans les grands magasins et aux renseignement téléphoniques et anglais à l’heure du thé. Il en sait plus que moi. Moi je savais qu’ils parlaient arabe avec les boys, les domestiques. Ils étaient un peu colon dans leur propre pays. Il me parle de son voyage à lui. De son père. De ce voyage partagé avec son père. De ce chauffeur qui est né le jour où son père est parti. Le 18 mars 1954.

Le hasard ne se pose pas par hasard. La vie est faite de ce genre de synchronicité. De hasard qui n’en sont pas. Cet homme. Rhamsa. Guidés par d’autres énergies. Qu’est-ce qui nous appartient ? Qu’est-ce qui ne nous appartient pas ? Qu’est-ce que je subis ? Qu’est-ce que je choisi ? Pour ma part, la maternité, ou plutôt la non maternité, n’est pas une chose que j’ai choisie. Je la subie. Je me bats mais le hasard semble parfois être contre moi. Une histoire de destin ? De mère ? D’exil ? Le Maroc n’est pas si loin de l’Égypte et le destin n’est pas écrit.
Non. Et à Mektoub que disait ma mère je préfère inchallah. Il me demande quel quartier ? Héliopolis ? Zamaleck ? Quel lycée ? Jésuite ? Ses questions fusent. Je ne sais pas. Il en sait plus que moi. Il prend l’accent égyptien, soudain, comme ça, je le reconnais. J’adore ça. C’est ce qu’il me dit. J’aurais pu le dire aussi. Il me dit que ça lui manque. L’Égypte. Il va faire des formations. Au Maroc. Mon histoire d’adoption. Au Maroc. Ses questions fusent. Je ne sais pas y répondre. Tu sais ma mère n’en parlait pas. De l’Égypte. Jamais. Elle ne m’a rien raconté. Elle faisait à manger, c’est tout. Du foul. De la halwa. Des menenas. Du riz aux lentilles et oignons frits. Des keftas. Voilà tout ce qu’elle m’a transmis. De son pays. Pincement au cœur. La transmission. Le cœur de ma vie. Sans enfant. Le jeu. Raconter des histoires. En mots ou en images. Les formations. L’adoption me va bien. Je crois. Oui, vraiment, je crois que l’adoption me va bien. Que la maternité ou plutôt la parentalité, pour moi, n’est pas une histoire de gènes mais bien une histoire d’amour. Un désir de transmission. La transmission de mes valeurs plutôt que mes gènes. L’adoption est aussi une bonne adaptation à ma névrose. À mon histoire. Toute cette histoire que je ne connais pas. Dont ma mère ne parlait pas. L’Égypte. L’exil. La blessure. Sa blessure. Aussi. Elle ne parlait jamais de l’Égypte. C’est normal. Voilà ce qu’il me répond, mon égyptien adopté. Oui, sans doute mais quand même, c’était son histoire mais un peu la mienne aussi.

Voilà. Le déjeuner est terminé. Il est temps de retourner à la révolution. J’y retourne le cœur plus léger. J’aime bien ce genre d’histoires, de rencontre de destins, d’échos, elles font ma mythologie. Elles font mon espoir aussi. Celui de croire que les choses se font au bon endroit, au bon moment. Que le hasard n’existe pas. Que la réparation peut avoir lieu. Qu’on fait parti de quelque chose de plus grand. Qu’on est connecté, traversé, encore faut-il le voir. Qu’on est agi c’est un fait mais qu’on peut agir quand on le reconnaît. Que tout est énergie. Nous rentrons dans l’audit. La révolution nous attend. Je lui dis, vraiment vient voir la rencontre, Rhamsa, mon enfant adopté, non adopté, aimé. Au-delà. Toi qui a été adopté. Aimé. Au-delà. Il m’envoie un message. L’orient-tentation. L’orientation. La tentation. Je ris. C’est ça. Exactement ça. Comme pour Spinosa et la question de la détermination. Celle d’où on vient et celle qu’on a à s’en sortir.

« La seule façon de traiter avec un monde non libre est de devenir si absolument libre que votre existence même est un acte de rébellion. »

Albert Camus