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Un jour je suis devenue la reine du monde

La vengeance est un plat qui se mange froid dit-on, peut-être oui, et surtout, tout se paye, tout doit se payer, d’un point de vue karmique ou réel. Tout se paye.


Tous les jours depuis six mois, je me demande comment je vais résister à la tentation de me jeter par la fenêtre. J’ai mal, à tout mon être. Un mal dément qui me noie sous les coups de boutoir de mon angoisse. Je n’arrive pas à sortir de mon lit. La douleur psychique me laisse pliée en deux, pantelante sous l’assaut de mes pensées assassines. Les pulsions de mort sont constantes. Je me déteste. Je le déteste. Il parait que le suicide est un crime retourné contre soi. J’ai envie de le tuer. Je me retiens pour ne pas me tuer. Salaud. Crève. Connard.


Quelqu’un me veut du mal. Je sais que quelqu’un me veut du mal. Qu’est-ce qui m’arrive ? Pour la deuxième fois cette semaine, je me suis trompé de rendez-vous. Il parait que j’ai annulé. Mais je n’ai rien annulé du tout. Rien du tout. Quelqu’un me veut du mal. Je le sais. Les gens me regardent bizarrement. J’ai bien vu l’air apitoyé de Frédéric : « Ça va vieux, tu vieillis, ce n’est pas grave. » Il ne disait pas ça le con quand il était à genoux devant moi. Merde. J’ai envie de baiser. Il faut que je baise. Sonia ? Karine ? Valérie ? Marina ? Marina… Elle, elle est bonne, sauvage, un des meilleurs coups que j’ai connu, sincère. Il faut que je baise.


La première fois que je l’ai vu, je me suis dit qu’il était dépressif, une sensation étrange dans le plexus, ses cernes sous ses yeux bleus gris clair, méfiance. Tout mon corps, mon cœur m’a dit méfiance. Mais sous mes dehors rentre dedans, je suis une fragile. Un reste d’enfance massacrée. Alors j’ai cédé. Il a l’air si gentil. Sage. Anodin d’une certaine manière. J’aurais dû me méfier. J’aurais dû m’écouter.


Je ne suis pas dingue. Marina disait que j’étais un peu paranoïaque. Salope. Je ne suis pas paranoïaque, je vois les femmes telles qu’elles sont, ces putes, ces perverses. On me veut du mal. Je deviens dingue ? Je ne comprends pas, la semaine dernière c’était l’inverse, j’ai raté trois rendez-vous très importants, je ne les ai pas vu dans mon agenda. Je ne les avais pas noté ? Je note tout. Il faut que je fasse attention, plus attention. Et je ne dois pas hausser la voix avec les hommes, en public, jamais. Idem avec les femmes. En public.


Quand je l’ai rencontré, je n’avais pas envie d’une histoire, mais j’avais envie d’un enfant. Il m’a invitée à prendre un verre, il s’est déclaré : « J’ai rêvé que j’allais en Thaïlande avec toi, j’ai envie de t’emmener en Thaïlande. On ira en Thaïlande un jour, et je te masserai. » À l’époque, j’ai pris ça au pied et à la lettre, une vraie déclaration pour midinette, il a ravivé mon désir profond, celui d’une famille, un couple, un enfant. Je me rends compte aujourd’hui à quel point c’était cliché. Sa déclaration, pas mon désir. Je lui ai demandé s’il était libre, il m’a répondu oui, en ce moment. J’aurais dû m’attarder sur le « en ce moment ». Il me voulait, je me suis laissé faire. J’ai posé quelques jalons, histoire de ne pas me tromper encore une fois. Je lui ai dit que j’avais quarante-deux ans, et un rêve d’enfant. Je lui ai demandé si les portes de l’avenir étaient ouvertes, il m’a affirmé qu’elles n’étaient « pas fermées ». Pas fermées. Il avait juste envie de me baiser.


J’ai besoin de baise, de chair. Marina n’a pas répondu à mon texto, salope, les autres non plus. Putain, pourquoi il n’y en a pas une pour répondre. Merde. Karine, au moins, devrait. Je suis officiellement en couple avec elle et elle me répond toujours. Quelque chose ne tourne pas rond.


Normalement elle attend mes appels. Elle m’attend. Elle ne sait pas que je vis toujours avec ma femme, cette conne. Pourquoi elle ne me répond pas ? En même temps, je dois me tirer. Elle devient insistante, elle veut que je vive avec elle. Que je lui fasse un enfant. Comme Marina. Pourquoi les femmes veulent toutes ça ? Pourquoi les femmes réclament toujours plus que ce qu’on leur doit. J’ai besoin de chatte, de cul, ce n’est pas très compliqué à comprendre. J’ai besoin qu’elles me désirent. M’enveloppent de leur désir. Qu’elles m’aiment. Je me nourris de ça. C’est bien l’amour, essentiel, mais ça complique. Toutes les femmes sont hystériques. Je vais aller dans un club échangiste, là au moins, c’est disponible.


Le téléphone d’Antoine vibre.

  • Allô Sonia, enfin ! Pourquoi tu ne me réponds pas ? Mais si tu fais bien de me rappeler, mais non je n’ai pas disparu. Non, je n’allais pas bien, mon oncle est mort, je suis allé m’isoler en Bretagne. Il n’y avait pas de réseau. Je suis désolé. Quel texto ? J’ai dit que j’avais besoin de toi. Tu n’étais pas disponible. Pourquoi tu n’es pas disponible ? Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Je ne te laisse pas sans nouvelle. Je regrette que tu ne sois pas la mère de mes enfants. Mais si je les aime tes petits seins. Ils sont petits, très petits, mais je les aime. Écoute mon cœur, je te rejoins chez toi, dans deux heures. Je dois finir les devoirs de mon fils. Il a raté son bac cinq fois tu sais. Mais après je te rejoins. Tu m’attends. Moi aussi tu m’as manqué. C’est long deux semaines sans toi.


Antoine rentre dans le club l’Alhambra à Pigalle. Il ira chez Sonia dans deux heures ou plus. Elle peut l’attendre. Pourquoi choisir ?


Cela fait huit mois que je n’ai pas vu Antoine, pourtant chaque fois qu’il m’envoie un texto, j’ai le cœur en chamade. C’est comme un retour en arrière, une décharge de stress. Je mets des jours à m’en remettre. Je suis au fond du trou et le pire, c’est que j’ai toujours envie de l’appeler. Il vient de m’écrire : Tu me manques, je pense à toi. J’ai besoin de toi. Et je le crois. Une part de moi le crois. Malgré tout ce que j’ai découvert, sa femme, son ex, les mêmes situations qu’il recrée avec toutes les femmes, comme une pièce de théâtre, le nouvel an à minuit dans un lit, sa bite en moi, bonne année, il l’avait déjà fait, les mêmes phrases qu’il réitère à tout va : « Je regrette que tu ne sois pas la mère de mes enfants. », ses disparitions, ses excuses bidons, tout ça, c’était de la répétition. J’ai envie de crever, de le crever. Pourtant, quelque chose en moi résiste. Je le hais. Je décide de le bloquer. Je dois me sevrer sinon, ça va péter. Je le sens, je le sais.


Antoine se lève, regarde Sonia d’un air langoureux, ils ont baisé trois fois cette nuit. Il lui prend le visage entre ses mains, il sait qu’elles aiment toutes ça, il les rassure par ce geste de pure intimité. Il se presse contre elle. Il est dur, il a de nouveau envie. Elle le regarde avec un air un peu perdu, puis elle sourit, se serre contre lui. Il aime ça, mais elle l’ennuie déjà. Il a besoin de nouveauté. Il doit trouver de la chair fraiche. Il est un prédateur qui se nourrit de sexe, parce qu’alors, il a l’impression de fusionner avec ce que les femmes qu’il choisit ont et qu’il n’a pas, la vie. En elles.


Au début, Antoine était une sorte de prince charmant, tout le temps disponible, généreux de mots d’amour. Ça n’a pas duré. Tout de suite, j’ai ressenti des aspérités, des crissements, un dysfonctionnement, mais il m’adorait, il me couvrait de cadeaux, m’encensait, clamait des folies, et il me faisait l’amour tout le temps, je n’ai pas su voir l’addiction, j’ai pris ça pour une preuve d’amour. Il m’a dit qu’il n’avait jamais connu ça avant moi. Moi, je n’avais jamais connu

ça avant lui. Pourtant j’ai toujours aimé ça, le sexe, avec un minimum d’amour, au moins d’attirance, je suis intense, il parait. Aujourd’hui, je suis vaccinée, je ne suis pas prête de m’y remettre. Il a réussi là où même mon père a échoué, me dégoûter des hommes, du sexe. Mon père disait : « Tous les hommes ne pensent qu’à ça. » Non, je ne crois, pas, je ne l’ai jamais cru, jusqu’à Antoine. Antoine ne pense qu’à ça. J’ai été son objet. Je me suis sentie violée.


J’ai bien fait de venir quand même, son regard de petite souris, et ses cris quand elle a joui. Je suis en pleine forme. Je n’ai pas du tout vieilli. Je les baise tous.


Antoine sort de chez Sonia, il remet sa mèche blonde grise sur le côté, réajuste ses lunettes. Son regard se fait dur, ses lèvres pincées. Il est laid quand il croit qu’on ne le regarde pas. Il est laid de son vide et de ses trahisons. Laid de sa haine. Celle des femmes. Il matte le cul d’une jeune fille, elle n’a pas plus de vingt ans, il en a cinquante-quatre, qui passe devant lui. Il se dit qu’il préfère les plus mures, elles tombent plus facilement, surtout celles qui veulent un couple et un enfant. Mais quand même, sous la vingtaine, il va y penser, la peau est plus ferme, elles sont moins fatiguées. Il en a repéré une qui travaille chez Karim, Karim l’a déjà baisée, il raconte qu’elle est facile, qu’il faut juste lui apprendre. Antoine en a envie, il va tenter, elle s’appelle Wendy, il lui écrit un texto, lui propose un verre, avec son air de ne pas y toucher, son air de vicieux quand il n’est pas regardé.


Soudain, il la voit, Karine se tient face à lui. Elle est échevelée. Immédiatement, il reprend un regard doux. Il doit faire attention, vraiment attention, il se laisse surprendre ces derniers temps, comme avec Marina, à Saint-Anne. Qu’est-ce qu’il lui arrive ? Il baisse la garde. C’est comme l’histoire des rendez-vous, impossible. Il doit se ressaisir. Il se laisse surprendre. Il hausse le ton parfois. Laisse tomber le masque. Il ne contrôle plus absolument tout. Antoine sourit à Karine. Elle l’attaque.

  • Qu’est-ce que tu fais là ?


Quelle conne, qu’est-ce qu’elle fout là, elle. Elle ne doit pas rester là. Sonia part travailler dans un quart d’heure. Si elle la voit, c’est foutu. C’est quand même moins pratique depuis que ma femme a réintégré mon appartement, avant, je recevais chez moi. Il faut que je me retrouve un endroit, une garçonnière, si j’avais les moyens. Qui pourrais-je faire chanter ?


Dans son appartement, Antoine a reçu jusqu’à cinq femmes différentes dans la semaine, son record. Elles ne se sont jamais rendu compte de rien. C’est fou quand il y pense. Il est fort, si fort. Il connait l’art du clivage et de la dissimulation, mais son édifice est en train de s’effondrer, il le sent. Qu’est-ce qu’elle fout là ?

  • Toi, qu’est-ce que tu fais là chérie, ça me fait plaisir de te voir.
  • Arrête, je sais tout.
  • Tout quoi ?
  • Tout je te dis. Tu étais avec une femme, tu vas voir des femmes, et des hommes aussi.
  • Qu’est-ce que tu racontes ?
  • Regarde. Tu t’es trompé.

Je me suis trompé ? Trompé de quoi ? Je ne me trompe jamais, je ne fais jamais d’erreur. Je ne mens que droit dans les yeux à des femmes qui veulent me croire. Je n’y peux rien si elles veulent me croire. Je leur donne ce dont elles ont besoin. En échange, je les baise, c’est normal, c’est le marché. De toutes façon, les femmes ne sont bonnes qu’à ça, même mon père le disait.


Karine montre à Antoine un mail qu’elle a reçu le matin même, le mail qu’Antoine a envoyé la veille à Sonia, elle lui demandait où il était, lui disait qu’elle l’attendait, il lui a répondu qu’il arrivait. Il y a l’adresse de Sonia dans la signature de son mail. Merde. Le coeur d’Antoine bat à tout rompre, il se sent mal. Il sue à grosses gouttes à l’intérieur, ça ne se voit pas, à l’extérieur.
Merde, ce n’est pas vrai, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Je suis victime, d’un complot, des femmes, d’une malédiction. Comment a-t-elle eu ce mail ? Elle m’espionne ? Elle a un traceur. Il s’est trompé ? Il a envoyé le mail de réponse à Karine ? Il a transféré le message et pas répondu ? Marina disait qu’il n’y avait pas d’erreur que des actes manqués. Mais non, je ne manque jamais rien. Je maîtrise. Merde, Frédéric a raison ? Je me fais vieux, je perds la tête. Je perds la tête ? Non, je bande comme un taureau. Je vais bien.


Antoine prend fermement Karine par le bras, brusquement, violemment même. Il l’entraîne loin de chez Sonia, il peut gérer une folle, pas deux. Son père lui a toujours dit de se méfier des femmes, il aurait dû l’écouter. Lui se vante de ne jamais s’être fait pincer. Ses maîtresses, il allait les voir à l’hôtel, son fils restait dans le couloir à entendre les cris, à attendre qu’il ait finit. Depuis toujours, Antoine ramène ses conquêtes illégitimes chez ses parents. Personne n’y trouve rien à redire, tant qu’on fête Noël en famille. Antoine aime se faire sucer dans sa chambre d’enfant, persuadé que son père l’entend. Il a fait le calcul, en terme de chiffre, c’est lui qui gagne. Il regarde Karine droit dans les yeux, sans sourciller.

  • Ce n’est pas ce que tu crois. C’est une ancienne maîtresse, elle a menacé de se suicider. Je ne pouvais pas ne pas y aller. Tu comprends. J’aurais été coupable de non-assistance à personne en danger. Pire, d’assassinat. C’est tout. Il ne s’est rien passé. Tu sais mon coeur que je t’aime. Tu le sais. Écoute ton coeur, je veux un enfant de toi, tu me fais bander. Tu le sais
  • Montre-moi ton téléphone.
  • Tu m’humilies, tu t’humilies.

Antoine sort son téléphone, efface vite, vite, les trois derniers messages, dans un tour de passe-passe, il le fait en même temps qu’il ne quitte pas Karine des yeux et qu’il l’attaque, il sait qu’elle déteste lui demander ça, que c’est une fille bien. Il y a de beaucoup de messages de femmes, mais les gênants, il les efface régulièrement. Il tend le téléphone à Karine.

  • Tiens. Si tu y tiens, mais j’ai honte pour toi.


Karine hésite, le prend, elle n’aime pas ce qu’elle fait. Elle le croit. Quand même, elle jette un oeil, il y a de nombreux prénoms féminins, elle ouvre un message au hasard, rien, un autre. Sa voix la tétanise.

  • Tu veux vraiment t’abaisser à tout regarder ma chérie. Tu es laide quand tu fais ça.


Karine est d’accord, elle a juste le temps de se le dire, Antoine lui reprend le téléphone. Il passe une main dans son dos, elle se détend. Il la regarde, elle est grise, elle est vide, elle ne l’intéresse plus. Il a pris ce qu’il avait à prendre. Il n’a plus qu’à disparaitre vraiment. Et la rappeler, de temps en temps.


Au bout de six mois de tiraillement, il ment, il ne ment pas, j’ai abandonné. J’avais trop besoin d’être aimée. Je ne me suis pas écoutée, j’ai choisi de l’écouter lui. Pourtant, c’était déjà


devenu l’enfer. Il disparaissait régulièrement, des week-ends, puis des semaines sans nouvelles. Je passais mon temps dans les cafés à attendre et à fumer. J’étais tétanisée, incapable de la moindre décision, je restais parfois des heures à écrire un texto de quelques mots, pour finalement l’envoyer et le regretter aussitôt. Je ne voulais pas le harceler, le pauvre. Il m’avait bien fait comprendre qu’il était victime des femmes. Pauvre chou. Pauvre conne. Je voulais le respecter, être celle qui allait le sauver, lui montrer que non, les femmes n’était pas toutes des hystériques. J’aurais mieux fait de réagir, mais non, j’étais paralysée. Je suis restée. J’ai supportée. Je voulais partir. Je ne le pouvais pas. J’ai enduré. Le doute s’est immiscé, j’ai cru devenir folle. J’ai été prise d’anxiété. Il m’a dit qu’il aimait les gros seins, et j’ai haït les miens. Je me suis haïe. J’ai fait un saut quantique dans mon passé, à ne plus voir que mes défauts, me morceler, et jeter les morceaux à la poubelle. Voilà, c’est ta place, tu n’aurais jamais dû exister. J’ai encaissé ses mensonges, même les plus éhontés : il n’y avait plus de train pour me rejoindre en vacances, il a assisté à un accident et a dû faire une déposition à la gendarmerie, les soutiens gorge près de son lit appartenaient à un ami, les pornos c’était son fils qui les regardait, il vivait avec ses fils, mais pas avec sa femme, puis avec sa femme mais ils ne dormaient pas dans le même lit. C’est pour ça qu’il ne pouvait pas vivre avec moi, il vivait avec une autre. Il disait qu’il croulait sous les problèmes, que je devais être patiente. Patiente. Je n’étais plus que l’ombre de moi-même, je ne savais plus comment je m’appelais. Et je me tenais prête dès qu’il me sifflait. Parce que si je me rebellais, c’était pire. Tout était de ma faute et je le payais. La spirale de la culpabilité roulait aussi folle que mon espoir : tout allait s’arranger. Rien ne s’est arrangé, c’est devenu de pire en pire. Je ne pouvais plus rien faire, je ne savais même plus respirer. J’ai raté des rendez-vous, j’ai perdu un gros contrat. Il ne m’a jamais tapé, il n’a jamais haussé la voix. Il savait, que ça, ce serait trop pour moi. À la place, il s’est plaint, il a joué sur la corde sensible, ça a marché. J’ai perdu presque deux ans de ma vie. Il m’a fait perdre deux ans de ma vie. Ça compte à cet âge-là quand on veut un enfant. J’ai si peur de ne pas avoir d’enfant. Il m’a volé ma maternité. Je vais le tuer.


Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Je suis sûr que tu es jalouse, tu as voulu ma mort, tu me l’as dit. Mais tu ne peux pas te passer de moi, tu me l’as dit aussi. Maintenant, en plus d’être la mère de mes enfants, tu es ma complice, ma meilleure amie, ma coach, celle à qui je fais lire, pour rire, les messages sans fin de certaines qui ne veulent pas me lâcher. Les accros, les obsédées. Marina était la spécialiste de ces mails éternels, elle adorait écrire, m’écrire, comment elle allait m’aider, ce qu’il fallait faire, ce qu’elle comprenait. Elle était presque touchante dans sa démarche de vérité, si intelligente. J’ai adoré l’asservir, la réduire à néant. Avec Cathy, on a bien ri. Mais elle a résisté, elle est partie en Thaïlande, du jour au lendemain, sans me prévenir. Je me suis excusé de ne pas venir la chercher à l’aéroport, elle ne m’a jamais répondu, elle ne me répond plus jamais. Conasse. Tu m’appartiens, tu n’as pas le droit de te disparaitre sans ma permission. Tu étais devenue inutile, mais tu dois me rester. Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Tu sais que je pense à Marina ? On a bien rigolé, mais celle-là, tu ne l’aimais pas. Tu as voulu revenir vivre avec moi. Tu en avais peur ? Tu me veux du mal ? C’est toi qui me rend fou ? Tu es méchante. Marina est si gentille, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Droite. Pas de mensonge. Elle était une cible de choix. Je vais la rappeler. L’anéantir, la tuer.


Je ne sais pas quel est son but. Je ne le vois pas méchant. Je le vois utilitariste, du sexe. Les femmes sont des objets qui n’existent que pour sa satisfaction. Ce qui me tue, c’est que je ne lui ai rien demandé, pourquoi est-il venu me chercher ? J’ai cru devenir folle. Qu’est-ce qui est faux, qu’est-ce qui vrai ? Il m’a rendu dingue. Je débloque. J’ai des névroses, j’ai des TOC. Je


ne suis plus apte à vivre dans ce monde. Je ne peux pas voir un homme sans avoir peur, une femme non plus, je sombre dans l’agoraphobie, moi qui n’ait survécu que grâce à mon goût de l’autre. Je ne sais pas s’il est conscient du mal qu’il m’a fait, qu’il me fait. Je ne sais pas s’il peut même penser à ce qu’éprouve un autre que lui. Qu’éprouve-t-il ? Je me harcèle de questions inutiles. La seule véritable est : Comment continuer à vivre ? Et une autre : Pourquoi moi ? Qu’est-ce qui en moi a permis ça ?
Dans leur salon, Cathy, la femme d’Antoine le regarde atterrée, elle a reçu un coup de fil alarmant concernant son mari. Apparemment, il débloque plus encore qu’elle ne le pensait.


Qu’est-ce qu’il a ? Il a le regard mauvais. Je le connais ce regard, mauvais et dépassé, comme celui qu’il avait quand il m’a poussé dans l’escalier alors que j’étais enceinte de cinq mois. On a perdu le bébé. Son regard est mauvais et dépassé, mais autre chose aussi, que je ne connais pas. Qu’est-ce qu’il a ? Depuis quelque temps, il se trompe de rendez-vous, les annule, va à d’autres qui n’ont jamais existé. Il avait dit qu’il se calmait avec ses maîtresses, est-ce le cas ? Ce n’est pas sûr. Frédéric m’a appelé affolé, il a envoyé un mail se vantant de ses performances sexuelles. Qui l’a reçu ? Apparemment tout le bureau. Il l’a envoyé ? En est-il capable ? Il est capable de tout sur le sujet. Mais là, ça s’appelle se saborder. Il faut dire qu’il a un comportement étrange depuis quelques temps, combien de temps ? Trois semaines. C’est ça, trois semaines. Il y a trois semaine, il est rentré affolé, il a tout cassé. Il en avait contre Daniel, son pote de toujours qui avait signé un gros contrat à sa place. Daniel m’a montré le mail qu’Antoine lui avait envoyé, lui disant qu’il se retirait de l’affaire, que les acheteurs étaient trop retors, trop complexes, qu’il n’en dormait plus. Antoine a affirmé que le mail de Daniel était un faux, qu’il allait voir les flics, remonter l’adresse IP, il a porté plainte, envoyé des courriers, il fait toujours ça quand il est fâché, il est procédurier. Il aurait bien envoyé ce mail à Daniel finalement ? L’argent et le sexe sont ses moteurs. Il envoie des mails pour se dénoncer ? Il a mauvaise conscience ? Il n’a pas de conscience. Il veut payer, se racheter ? Il devient fou pour de vrai ?


Ensuite, il y a eu six mois de délire total, sa femme avait soi-disant été viré de son appartement et elle a emménagé avec leurs deux fils dans le sien. Quelle conne, comme ai-je pu croire une chose pareille ? Quel aveuglement ? Il se plaignait, je le suppliais de venir vivre avec moi, mon lieu serait assez grand, on allait s’arranger, même s’il avait des problèmes financiers. Il manquait toujours d’argent. C’était un rat, comme mon père, à un euros près. Heureusement que je n’en avais pas, d’argent, je lui aurais tout donné.


Antoine se lève excédé. Et d’un seul coup d’un seul, il gifle Cathy. Un grand coup sec, sans prévenir. Il part en claquant la porte, s’il reste, il peut la tuer. Il hésite à rebrousser chemin. Il a besoin de se défouler.


Je lui ai posé une date butoir, un ultimatum. Il devait apporter ses affaires chez moi, malgré les déconvenues, j’y croyais. Je pense que les gens peuvent changer, c’est une erreur, surtout ces gens-là. Ce jour-là, il y avait un match du PSG. Il tardait, j’ai appelé, entendu les cris et l’arbitre, le coup de sifflet, son agacement. Il regardait le match avec ses enfants, il viendrait demain. Ses enfants, l’excuse imparable, l’air m’a manqué. J’ai raccroché en rage. J’ai enfin reconnecté avec mon intuition. Enfin, j’étais prête à voir la réalité, je savais qu’il mentait. J’ai pensé à Solange, une collègue que j’avais croisée une fois, lors d’un séminaire. J’avais appris par une amie qu’elle était son ex, ça avait passablement énervé Antoine. Plus tard, j’ai appris par une autre amie, qu’elle se remettait difficilement d’une histoire d’amour dont la rupture,


moche, datait du mois de juin. J’étais en couple avec Antoine depuis le mois de janvier. Je me suis dit que c’était lui son chagrin, qu’il était avec elle, en même temps que moi, puis j’ai oublié. Quand le PSG a marqué son deuxième but contre l’Allemagne, je m’en suis souvenu. Il était vingt-deux heures, je lui ai envoyé un texto : « Je suis désolée, vous ne vous rappelez peut-être pas de moi, nous nous sommes croisées au séminaire de Berlin, nous avons un ami en commun, Antoine Bloch, peut-être pourrions-nous en parler. » Dans la minute, elle me rappelait. Elle m’a sauvé la vie. Elle m’a tout raconté. Ce que je vivais, elle l’avait vécu aussi. Elle était amoureuse, il disait qu’elle était la femme de sa vie, elle l’a cru. Pourtant, très vite, il est devenu fuyant, il disparaissait puis revenait. Elle a perdu un contrat, elle lui a ouvert son carnet d’adresse, son réseau, et donné son argent, plus de vingt-trois mille euros. Elle a cru qu’il l’aimerait, qu’elle l’aiderait, le sauverait. Les six derniers mois de sa relation avec lui ont été un enfer, il ne donnait plus aucun signe de vie pendant deux semaines avant de l’emmener en vacances. Finalement, elle a reçu un texto méprisant : « Je n’ai plus envie de toi. ». Elle ne savait pas qu’il y avait une autre femme à ce moment-là, encore moins que c’était moi. Je me revois chez lui, à cette époque j’y étais au moins un soir sur deux. Je me demande un instant comment il a fait, comment il fait ? Je n’ai jamais décelé la présence d’une autre femme. Si, une fois, je me souviens, une vague de jalousie venue de nulle part m’a envahie. J’ai pensé à Solange, j’ai eu l’impression qu’elle le rejoignait dans son lit, juste après que je sois partie. J’ai rapidement réfréné cette pulsion que je ne savais pas être de vie, je n’allais pas être la chieuse de service, l’hystérique qui lui gâcherait la sienne, de vie. Idiote. Crève. L’a-t-il baisée juste après moi ? A-t-il changé les draps ? Ou même pas ? A-t-il jouit de sa duplicité, de nous aussi baiser aussi comme ça, l’une après l’autre, fier que nous soyons si faibles, à sa merci ? Il jouit, oui, forcément de nous humilier et de son pouvoir, jouissance perverse. C’est elle, c’est moi, c’est toutes les femmes ? Il se venge ? Est-ce que je devrais me venger ? Je ne suis pas comme ça, je ne suis pas comme lui, mais souvent, j’en rêve. Je réfléchis. La vengeance est un plat qui se mange froid. Paraît-il.


Antoine tapote sur son téléphone, il cherche une rencontre dure, avec un homme, il a besoin de se faire défoncer. Il a envie de crever. Ça lui prend parfois, le dégoût de soi, mais il l’oublie bien vite, dans le foutre et dans le sperme, la jouissance physique et mentale, de dominer ou le cas échant et seulement de temps en temps d’être dominé. Il ne peut pas se confronter à son vide intérieur, intersidéral, il en mourrait. Antoine préfère que l’autre meurt plutôt que lui.


Ce soir-là, grâce à Solange, j’ai enfin dessillé les yeux. Elle m’a raconté, les mots d’Antoine, ses obsessions, les mêmes. L’histoire était la même, exactement la même, comme un décalcomanie. Elle a eu le courage de tout dire, de m’écouter. Je suis bien tombée. Avec elle, la sororité n’est pas un vain mot. Ce connard choisi des femmes bien, il s’attaque à de belles humanités, je crois en faire partie, c’est le combat de ma vie. Je ne finirai pas comme lui, Antoine, et mon père. Solange a pris treize kilos, elle ne s’en est pas remise. Je me dis qu’elle a eu la classe, car quand même, je lui imposais de revisiter un passé proche qu’elle voulait enterrer. Même après, elle a toujours été là quand j’en avais besoin. Quand j’étais trop près du gouffre et que je ne savais plus qui appeler. Que mes amis avaient déserté, l’haleine fétide de mes regrets faisant office de repoussoir, comme mes ruminations. La dépression est une mangeuse d’air, mes symptômes étaient envahissants. J’ai cru mille fois que je devrais être internée, on me l’a conseillé, j’ai refusé, c’était ma mort psychique annoncée, plutôt mourir. J’ai toujours eu plus peur de la folie que de la mort, je préférais mourir. Au moins j’étais cohérente. Finalement, j’ai accepté que la roue devait tourner. Que c’était à moi de jouer. Je ne paierai pas en plus le prix de sa propre folie.


Cathy se regarde dans la glace, la gifle lui a laissé une trace, bleue. Elle sait comment la masquer, elle en a vu d’autre. Pourtant, elle sent qu’il se passe autre chose, quelque chose de différent. Elle ne sait pas quoi. Elle pense à ce rendez-vous qu’elle a vu dans son agenda six mois plus tôt : Saint-Anne. Elle se rappelle qu’elle s’est senti glacée, elle y a fait un séjour après la mort de leur enfant pas né. Elle s’était dit que c’était lui qui aurait dû y aller, pas elle. Qu’est-ce qu’il est allé y faire. Il devient fou ? Il a consulté ? Il doit être enfermé ? Elle se reprend aussitôt, interné ? Son esprit à fourché, Cathy sait, au fond d’elle qu’Antoine mérite la prison et même la mort. Qu’elle est sa complice. Que plusieurs femmes ont été assassinées.


J’aurais dû lâcher l’affaire, me barrer, sans demander mon reste, aller me cacher et panser mes plaies. Mais non, comme avant, de longues années auparavant, j’ai voulu comprendre, savoir, le pourquoi du comment, toute la vérité. Cela ne m’avait pas suffi, quand le fruit est pourri, il est pourri, il n’y a rien à rattraper. J’ai confronté Antoine, il a tout nié, en bloc. Je ne sais pas comment il a fait, il m’a montré son téléphone, je n’ai rien vu. Il a admis qu’il voyait encore Solange mais qu’il ne couchait pas avec elle, comme sa femme, il n’a jamais voulu avouer qu’il couchait avec elle. Pourquoi est-ce que je tenais tant à ce qu’il le dise ? Comme un impératif, comme si cela allait changer quelque chose, comme si s’il était honnête une fois, ça allait me racheter, moi, pas lui. Je lui ai dit que je ne voulais plus le voir, et puis je lui ai écrit des pages et des pages de retour à la réalité, ses mensonges et mes regrets. Je lui ai envoyé ce texte, il a demandé à me voir, à plaider, j’ai cédé. En partant, il s’est retourné : « Je pourrais te revoir ? » Un air de petit garçon et de bel amant mêlé. Je n’ai pas dit non, il y avait une brèche, il s’y est engouffré. J’ai fini par lui rouvrir la porte de mon appartement et mon lit. Cela a été deux semaines de démence et de baise. Des retours en arrière et des marches en avant. Ces deux semaines ressemblaient aux premières et aux dernières, j’avais besoin d’un dernier tour avant d’être vaccinée. Je m’en veux terriblement. Je lui en veux tout autant. J’ai joui. Son sexe loin dans le mien, je me suis caressée, je lui ai offert ma jouissance, le sexe, la peur, la violence mêlés m’excite. Je me dégoûte de ça. Je l’ai entrainé dans les toilettes d’un hôtel, j’ai vu son œil s’allumer. Le pire c’est que j’étais sincère, parfaitement sincère. Il a insisté pour qu’on recommence chez moi : « On ne va pas faire l’amour la dernière fois avant que je parte dans des toilettes mon cœur. » Je ne savais pas que c’était même la dernière fois que je le voyais. Je m’en foutais. Il est parti en vacances une semaine avec ses enfants, paraît-il. Il devait rentrer et apporter ses affaires chez moi, c’était ma condition : vivre avec un monstre pour le sauver, lui pardonner, me pardonner. Il fallait me sacrifier, nier la réalité. Le jour convenu, il n’y avait pas le PSG mais Saint-Anne. J’ai reçu un texto : « J’ai été pris d’une crise d’angoisse, je me suis retrouvé par terre, j’ai appelé les urgences, je suis à Saint-Anne. Je ne peux pas venir. Ne m’attends pas. Je suis désolé. » Saint-Anne ? Mon cœur a sursauté, il me mentait, j’étais sure qu’il me mentait et de la pire manière qu’il soit. Je ne pouvais rien dire, il était malade, il était la victime. J’ai sauté dans un taxi et j’y suis allé. Je ne l’ai jamais surveillé, je ne l’ai jamais suivi, même quand j’ai eu les pires doutes. Je ne me suis jamais abaissée à cela, cette fois je voulais en avoir le cœur net. Je suis entrée, je l’ai vu tout de suite, il était là, il faisait beau, dans le petit jardin. Il était au téléphone. Il ne m’a pas vu immédiatement. Il était laid. Il souriait. J’ai pensé que c’était une mise en scène. Il m’a vu et il s’est composé un beau visage. Le lendemain, je suis partie en Thaïlande, le pire voyage de ma vie. Je me souviens maintenant que c’était lui qui me l’avait proposé.


J’ai appelé Frédéric, il ne me rappelle pas. Il ne veut plus me parler. Pourquoi ? Il est mon collègue, mais aussi mon partenaire d’orgie. Il m’a envoyé un message étrange, me disant que si je disais quoi que ce soit, il nierait. Pourquoi j’irais dire quoique ce soit ? Je ne veux pas qu’on sache qui je suis, ou juste des gens que je pourrais dénoncer, que je tiens, par les couilles. Frédéric, je peux le faire chanter. Non, je veux garder ma couverture, je parais anodin, et gentil, je le sais. Je veux continuer à avancer masqué. Je ne parle pas des clubs, sauf à celle qui sont susceptibles de dire oui, et encore, je recule souvent. J’ai proposé un plan à trois à Marina, et puis je lui ai dit que non, que j’étais trop jaloux, exclusif, avec elle, j’ai joué la partition du mec droit, abîmé par une histoire incontrôlable. Elle me posait tellement de question, j’ai bien cru qu’elle, elle me ferait tomber.


Je suis rentrée et je suis tombée. Il m’a harcelée. J’ai tout arrêté. Je suis tombée, morte, presque morte. Toutes mes défenses ont cédées, tout ce que je savais, que j’avais réussi à jugulé, mon système a implosé. Je voulais mourir, je suis sûre qu’il savait à qui il s’attaquait. J’étais envahie par lui, son système à lui, ses pensées négatives, ses calculs, ses vengeances, ses détestation, sa paranoïa : personne n’était comme il fallait.


Je déteste les autres, ces minables, ils ne savent pas qui je suis. Ils se trompent et c’est bien fait pour leur gueule. Le type que je viens de croiser, il m’a regardé d’un drôle d’air, il s’est penché à l’oreille de sa copine, ils se sont retournés. Qu’est-ce qu’il a dit ? Il a parlé de moi. Au bureau, en ce moment, ça parle, je les vois. Ils baissent la tête, même Fadhila et Delphine ne viennent plus se frotter à moi. Qu’est-ce qu’il se passe ? Je suis convoqué chez Patrick, le DG, qu’est-ce qu’il me veut ? En même temps, il ne peut pas grand-chose contre moi, j’ai des dossiers. J’ai plein de dossiers.


Je rêve que je saute par la fenêtre. J’ai envie de crever. Je le crève à coups de couteau. Je sens la lame du couteau s’enfoncer dans son ventre et j’aime ça. Je lui coupe ses vingt-deux centimètres dont il est si fier, je jouis de l’émasculer, je lui bouffe le pénis comme il m’a bouffé la chatte, dans un abus sans limite. Il m’a violée et violée encore. Étais-je consentante ? Aurais-je été consentante si j’avais su tous ses mensonges, les autres femmes, les putes, les clubs échangistes et les hommes aussi. Non, certainement pas. Il a abusé de moi avec la pire des promesses, celle de l’amour, d’un couple, d’un enfant, tout ce sur quoi j’avais fait une croix. Il m’a tuée de cet espoir ravivé. Je m’en veux tellement de m’être trompée. Je voudrais mourir. Je ne sais plus comment vivre dans ce monde où il est. Je ne veux plus vivre dans un monde où il est. C’est lui. Ou moi.


Personne ne peut rien contre moi. J’ai trop de dossier. Quoi ? Pourquoi il se retourne encore celui-là ? Il me regarde mal. Il me veut du mal. Il sent que je suis plus fort que lui. Il a raison, je lui pique sa femme quand je veux. Je n’aime pas les femmes mariées, je déteste partager, sauf avec mon père. Quoi ? Tu veux ma photo ? Baisse la tête, crétin. Si je pouvais, je te tuerais. Je vais baiser ta femme.


Et un jour, je suis devenu la reine du monde. La solution m’est apparue d’un seul coup, c’est lui qui me l’a donnée. J’allais pouvoir le détruire, le tuer, pas physiquement mais psychiquement. Sa vie était entre mes mains. J’allais pouvoir l’anéantir, le faire interner. Enfermer. Ce serait bien fait. J’allais pouvoir revivre dans un monde où il aurait disparu.


Je voulais m’inscrire à un séminaire de yoga en ligne, le yoga et la danse étaient les deux seules choses qui me maintenaient debout, et soudain, mon ordinateur me propose d’enregistrer la première date dans mon agenda Google. Mon agenda Google ? Je n’ai pas d’agenda Google, pas de Gmail, je résiste à la mondialisation. Je clique sur non, une fois, deux fois, trois fois. Je
finis par cliquer sur OK et je tombe sur son agenda à lui. J’avais accès à tout, toute la vie d’Antoine entre mes mains : son agenda, ses mails, ses notes. Le con, il avait dû se connecter sur mon ordinateur. Une fois de plus, je me suis dit qu’il était très fort, jamais je ne l’ai vu faire, et jamais il ne me l’a dit. Mais là, il avait fait une erreur, une énorme erreur. J’ai tout découvert, les femmes, les putes, les clubs, les hommes, et son père. Passé le choc, je savais ce qu’il me restait à faire. J’avais sa vie entre mes mains et j’allais le rendre fou. Et pour la première fois depuis des mois, j’ai ri. Tout se paye. Évidemment.
Cathy attend chez elle, sa joue a viré violet. Antoine entre, deux hommes l’attendent avec Cathy. Il la regarde effaré. Il avait raison, il se tramait quelque chose, il le savait, elle lui veut du mal. Il attaque.

  • C’est elle, elle me harcèle, elle m’espionne, elle envoie des mails à ma place. C’est un complot.


Les deux hommes attrapent Antoine, ils regardent Cathy d’un air entendu. Ils savent, ils ont lu le dossier, les coups, les crises, le rendez-vous à Saint-Anne, six mois plus tôt, les mails sur ses performances sexuels, les égarements. Cet homme n’a plus toute sa tête, ils auraient dû le garder la première fois, quand il est venu de son plein grés. Il voulait être gardé au moins la nuit. Heureusement, en France, il existe la possibilité des internements par un tiers. Il va se calmer, être soigné et il sortira ou pas, selon les juges. Les juges ne laissent pas souvent ces patients sortir. Souvent, ils restent incapable de jugement, persuadé être les victimes d’un complot de l’entourage.

  • Elle veut me détruire, ne la laissez pas faire, elle est jalouse, hystérique, elle vous a dit que sa joue c’était moi, mais elle l’a fait exprès, exprès. Putain, mais dis leur, dis leur, connasse.


Cathy ne dit rien. Elle laisse Antoine hurler. Elle l’entend en bas dans la rue. Il hurle comme un cochon qu’on égorge, elle le sait bien, elle qui est fille d’agriculteur. Demain, elle passera le voir en cellule, elle se rattrape, dans sa chambre, bien qu’il risque l’isolement. Il n’est pas prêt de sortir. Il pourrait se tuer ? Mais non, ce n’est pas son genre. De toute façon, il est fini, il dépend d’elle à vie.


J’ai beaucoup rit et puis, j’ai décidé de le lui dire, qu’il change son mot de passe. J’ai choisi de ne rien faire, d’être une reine. Je n’allais pas devenir comme lui, je n’allais pas lui faire ce plaisir-là. Il n’allait pas gagner sur moi. Tout se paye, un jour ou l’autre. Il va payer, j’en suis sûre. Mais pas moi.

« La seule façon de traiter avec un monde non libre est de devenir si absolument libre que votre existence même est un acte de rébellion. »

Albert Camus