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Le silence

Il est cinq heures du matin, le veau né la veille beugle dans l’étable, comme sa mère, comme ses tantes, ses cousines, comme toutes les vaches, des charolaises, le cours de la viande est plus stable. Alain, la cinquantaine, le corps sec d’une vie de labeur, s’approche de l’étable, jette un coup d’œil, lance les machines à tirer le lait. L’aube est encore loin. Il fait froid, et son bonnet est recouvert d’une légère couche de givre. Alain s’en fout, il a froid tout le temps, à l’intérieur. Il fait son travail machinalement, comme il doit le faire. Il est un agriculteur de père en fils. Il est un agriculteur, il se rêvait violoniste. Ca n’a pas duré longtemps. Il lui en est resté un goût pour les œuvres de Brahms en particulier, notamment celles interprétées par Yehudi Menuhin. Il lance l’ordinateur le soir après sa journée quand il a besoin de consolation. Il a besoin de consolation tous les jours maintenant. Parfois, il se dit que c’est drôle, car le violon pleure.

Quand il a fini avec les vaches, Alain se dirige vers l’enclot des chèvres. Il doit nourrir les bêtes, les laver, les observer, les scruter, surtout éviter les maladies, tout son troupeau décimé l’année dernière par l’anaplasmose ovine, saloperie. Alain a dû racheté vingt-cinq têtes, il avait des commandes à honorer, des subventions à recevoir, mais en attendant, il s’est endetté. Et sérieusement. Putain de bordel, et son frère qui le bassine avec son bio. Il n’a pas le temps de se mettre au bio, il a besoin d’argent maintenant. C’est facile à dire pour lui, le patron du GIE agricole, costard cravate. Le préféré de papa. Oui, vraiment c’est facile, tout est facile pour lui.

Alain verse des céréales et du foin dans les mangeoires des chèvres pour compenser la pauvreté de l’herbe à disposition. Les chèvres s’agitent, les moutons juste derrière aussi, leurs cloches font un boucan d’enfer. Qui a eu l’idée un jour de mettre des cloches aux cous des bêtes ? Ça fait longtemps qu’il n’y a plus de pâturage et le processus d’industrialisation a fait construire des étables et dessiner des enclos de plus en plus grands. Parqués, les animaux sont là pour donner du rendement. Parqués ?

Comme chaque matin depuis quelques mois, Alain se demande s’il n’est pas comme eux finalement, emprisonné dans un espace. Celui des problèmes, des dettes, des subventions et du père qui n’arrête pas de le harceler dans sa tête. Putain de père qui gueule encore et encore : « Bon à rien. » « Tu es né pour me faire chiez. » « Bouge-toi le cul bordel. » Alain a cru un moment s’évader, avec Élise, sa femme. Il se souvient de la première fois où il l’a vue, elle avait dix-sept ans, lui déjà vingt-huit. Il n’était pas encore trop abîmé par la ferme. Par le père oui, mais pas par la ferme. Elle était venue en vacances avec ses parents et une de ses amie. Quelle drôle d’idée de venir dans ce coin perdu d’Occitanie. Le soleil était haut et sa robe légèrement transparente. Elle lui a souri et le ciel s’est éclairci. Ça a l’air cliché, ça ne l’est pas pour Alain, pas du tout, c’est sa réalité. Et, quand à la fête du 14 juillet sur la place du village, elle n’a même pas regardé son frère, Alain s’est dit que cette fille relevait du miracle.

Ils se sont écrit plusieurs mois, elle est revenue en vacances. Ils s’étaient déjà embrassée, ils se sont consommés. Littéralement. Sa peau si fraiche sous ses mains déjà calleuses, son sexe mouillé dès qu’il faisait descendre ses doigts, sa langue. Alain n’en revenait pas de son désir. Il enfonçait son sexe le plus loin possible en elle, pour la faire jouir, pour lui faire mal un peu, pour la posséder, pour s’oublier, oublier le père, le frère et la ferme, pour devenir elle, partir avec elle, loin, loin dans le silence de ses cris de jouissance. Elle est venu s’installer peu de temps après, un petit s’était accroché dans son ventre et puis il s’est décroché et puis plusieurs autres. Finalement, aucun n’a tenu. Alain se dit que ce n’est pas si mal, qu’il n’aurait pas su être père. Elle a travaillé à la ferme un peu. Et puis, plus. Elle s’est enfermée dans le silence, un silence pas bon celui-là, celui de l’absence. Elle s’est mise à sortir, elle a vieilli, mais moins que lui. Tous les soirs, Alain l’attend. Il cherche, trouve, jette les bouteilles qu’elle planque, puis il l’attend. Il ne l’a jamais vue saoule, il ne lui en a jamais parlé. Il se dit qu’il aurait dû partir avec elle loin, à la ville, plutôt que de la faire venir. Mais le père est mort et il devait reprendre la ferme.

Alain a fini le premier tour, le soleil se lève sur les champs, les hectares de la propriété agricole Masson. Une catastrophe, il devrait vendre. Il n’a pas de fils et c’est tant mieux. Son frère non plus n’a pas d’enfant, mais il a de l’argent. Il n’a pas de femme lui, il ne s’est jamais marié, accumulant les conquêtes. Connard. Putain de connard. Il a toujours tout eu, toujours, le préféré du père. Il est mort à l’heure qu’il est. Alain l’a roué de coups jusqu’à ce qu’il crève. Bien fait pour sa gueule. Il n’aurait jamais dû toucher à Élise. Quand Alain les a vu derrière les vitres épaisses de la porte de la cuisine parce qu’il était rentré plus tôt que prévu de la banque, normal, on lui avait tout refusé, le moindre prêt. Quand Alain les a vu, le cul d’Élise dans les mains du frère, ce cul plein qu’elle lui refusait depuis si longtemps, depuis la dernier qui avait décroché et la première bouteille whisky, il a entendu le troisième mouvement du concerto pour violon de Brahms dans sa tête. Les notes l’ont envahi. Il ne voulait pas entendre ses bruits à elle, ces gémissements qu’il connait si bien et qu’il imagine quand il se branle dans la salle de bain. Il a entendu le violon. Il est parti. Il a pris soin de faire beaucoup de bruit quand il est revenu. Ils ont diné tous les trois. C’était presque gai.

Après le premier tour, Alain prend son petit déjeuner, un café et des tartines. Il coupe le pain, la miche contre lui, avec un grand couteau. Après, normalement, il va réveiller Élise, il lui apporte son thé au lit. Elle ne veut rien manger. Souvent, il la regarde dormir un moment. Elle est si calme dans son sommeil, détendue, même si elle a ces petits ronflements dû à l’excès d’alcool. Sur elle, son visage, son corps, ça ne se voit pas encore.

Dans la cuisine, Alain pense au corps d’Élise sans vie, dans la chambre, juste au-dessus de sa tête. Il pense à la tâche de sang qui s’est répandue sur le lit et même par terre, c’est dingue ce qu’un corps peut contenir comme sang. Son père disait ça quand il égorgeait le cochon. Alain n’a jamais pu se résoudre à poursuivre cette tradition-là. La porcherie, ce n’était vraiment pas pour lui.

Alain a fini son café. Il se lève. Il s’arrête sur le pas de la porte. Les poules caquètent. Le coq chante. Au loin, les chiens aboient. Les cloches, le vent. Il prend le fusil du père posé contre le mur depuis qu’il a servi pour Élise, l’enfourne dans sa bouche. Une vache beugle, une deuxième, et puis une troisième. Alain se dit qu’il n’en peut plus du bruit. Il pense à cette phrase de Yehudi Menuhin qu’il a lu sans la comprendre : le silence est une tranquillité mais jamais un vide. Il se dit que c’est vrai. Que c’est ça le violon, la vie, qu’il a raté sa vie. Il tire. Une nuée de moineaux s’envole dans un vacarme aussi assourdissant que celui de la détonation.

Durant le festival Empreinte Carbonne, j’ai été invité à un « Gueuloir ».

C’est quoi ce truc ? On m’a soumis un texte relatant un fait divers qui a existé, rédigé par Patrick Caujolle (édition Cairn).
Comme trois autres auteurs, j’ai écris une nouvelle très courte basée sur les faits relatés.
Une fois au festival, le but du jeu est de le lire… sur la place. À savoir sous la halle de la ville devant un pupitre et face au public : lecture du sujet, puis lecture des trois versions successives par les auteur(e)s. 

« La seule façon de traiter avec un monde non libre est de devenir si absolument libre que votre existence même est un acte de rébellion. »

Albert Camus